IX
La toilette de Vénus
Quand nous disons : suivant sur la pointe du pied cette odieuse créature qui avait nom Lanoue, nous nous trompons, non pas à l’endroit de Lanoue, mais à celui de Mlle de Saint-André.
Une fois dans la salle des Métamorphoses, Mlle de Saint-André ne suivit plus la Lanoue, elle la précéda.
La Lanoue resta derrière pour fermer la porte.
La jeune fille s’arrêta devant une toilette sur laquelle reposaient deux candélabres, qui n’attendaient, pour briller de tout leur éclat, que la flamme communicative qui devait leur donner la vie.
– Vous êtes sûre que nous n’avons pas été vues, ma chère Lanoue ? dit-elle avec cette douce voix qui, après avoir fait vibrer l’amour, faisait vibrer la colère dans le cœur du prince.
– Oh ! ne craignez rien, mademoiselle, répondit l’entremetteuse ; en raison de la lettre de menace adressée hier au roi, les ordres les plus sévères ont été donnés, et, à partir de dix heures du soir, les portes du Louvre ont été fermées.
– À tout le monde ? demanda la jeune fille.
– À tout le monde.
– Sans exception ?
– Sans exception.
– Même au prince de Condé ?
La Lanoue sourit :
– Au prince de Condé surtout, mademoiselle.
– Vous en êtes bien sûre, Lanoue ?
– Certaine, mademoiselle.
– Ah ! c’est que...
La jeune fille s’arrêta.
– Qu’avez-vous donc à craindre de monseigneur ?
– Bien des choses, Lanoue.
– Comment cela, bien des choses ?
– Oui, et une entre autres.
– Laquelle ?
– C’est qu’il ne me poursuive jusqu’ici.
– Jusqu’ici ?
– Oui.
– Jusque dans la salle des Métamorphoses.
– Oui.
– Mais comment saurait-il que mademoiselle y est ?
– Il le sait, Lanoue.
Le prince, comme on le comprend bien, écoutait de toutes ses oreilles.
– Qui a pu le lui apprendre ?
– Moi-même.
– Vous ?
– Moi, sotte que je suis !
– Oh ! mon Dieu !
– Imagine-toi qu’hier, au moment où il allait me quitter, j’ai eu l’imprudence, à la suite d’une plaisanterie, de lui jeter mon mouchoir ; dans ce mouchoir était le petit billet que tu venais de me remettre.
– Mais le billet n’était pas signé ?
– Non, par bonheur.
– C’est bien heureux, en effet, Jésus-Maria !
L’entremetteuse se signa dévotement.
– Et, continua-t-elle, vous ne lui avez pas redemandé votre mouchoir ?
– Si fait ; Mézières a passé six fois chez lui de ma part dans la journée ; le prince était sorti depuis le matin, et, à neuf heures du soir, il n’était pas rentré.
– Ah ! ah ! murmura le prince, c’est le page à la ligne qui est venu pour me parler, et qui a tant insisté pour me voir.
– Vous vous fiez à ce jeune homme, mademoiselle ?
– Il est fou de moi.
– Les pages sont bien indiscrets ; il y a un proverbe sur eux à cet endroit-là.
– Mézières n’est pas mon page ; c’est mon esclave, dit la jeune fille avec un ton de reine. Ah ! Lanoue, maudit M. de Condé ! il ne lui arrivera jamais pire mal que celui que je lui souhaite.
– Merci ! belle des belles, murmura le prince. Je me rappellerai vos excellents sentiments à mon égard.
– Eh bien ! mademoiselle, dit Lanoue, quant à cette nuit, vous pouvez être tranquille. Je connais le capitaine de la garde écossaise et je vais lui recommander monseigneur.
– De quelle part ?
– De la mienne ! Soyez tranquille, cela suffira.
– Ah ! Lanoue !
– Que voulez-vous, mademoiselle ! tout en faisant les affaires des autres, il n’y a pas de mal à faire un peu les siennes.
– Merci, Lanoue ; car cette idée seule troublait le plaisir que je me promettais de goûter cette nuit.
Lanoue s’apprêta à sortir.
– Hé ! Lanoue ! fit Mlle de Saint-André, avant de sortir, allume donc, je te prie, ces candélabres ; je ne veux pas rester dans cette obscurité ; toutes ces grandes figures à moitié nues me font peur ; il me semble qu’elles vont se détacher de la tapisserie et venir à moi !
– Ah ! si elles y viennent, dit Lanoue en allant allumer un papier au feu qui brûlait dans la cheminée, soyez tranquille, ce sera pour vous adorer comme la déesse Vénus.
Elle alluma les cinq branches des candélabres, laissant la belle jeune fille se détacher aux regards du prince, dans une auréole de flammes.
Elle était ravissante, ainsi réfléchie par la glace de la toilette, vêtue d’une gaze transparente à travers laquelle perçait l’incarnat des chairs.
Elle tenait à la main une branche de myrte en fleur ; elle la passa dans ses cheveux comme une couronne.
Prêtresse de Vénus, elle venait de se parer de la fleur sacrée.
Alors, seule, ou du moins se croyant seule dans la chambre, la jeune fille se regarda coquettement et amoureusement dans la glace, arquant du bout de ses doigts roses ses sourcils noirs, doux comme du velours, et pressant avec la paume de la main la gerbe d’or de ses cheveux.
Parée ainsi, et dans une posture qui faisait valoir sa taille fine et souple, la jeune fille, cambrée devant cette glace, fraîche comme l’eau de source, vermeille comme un nuage du matin, sereine comme la virginité, vivace et jeune comme ces premières plantes du printemps qui, dans leur hâte de vivre, percent les dernières neiges, ressemblait, comme l’avait dit Lanoue, à Vénus Cythérée, mais à Vénus dans sa quatorzième année, le matin où, debout sur le rivage, près de faire son entrée dans la Cour céleste, elle se regarda une dernière fois dans le miroir de la mer, encore attiédie de son dernier contact.
Après avoir arqué ses sourcils, lissé ses cheveux, fait reprendre, par un moment de repos, aux chairs de son visage les tons rosés qu’une marche inquiète et précipitée avait empourprés trop chaudement, le regard de la jeune fille abandonna pour elle-même cette reproduction de son visage que lui offrait la glace, ses yeux s’abaissèrent de son cou à ses épaules, et semblèrent chercher sa poitrine, perdue dans des flots de dentelles vaporeux, comme ces nuages que le premier souffle de la brise chasse du ciel.
Elle était si belle ainsi, le regard humide, les joues rougissantes, la bouche entrouverte, les dents étincelantes, comme un double fil de perles dans un écrin de corail ; elle était si véritablement l’image de la volupté, qu’à ce moment le prince, oubliant sa coquetterie, sa haine, ses menaces, fut sur le point de sortir de l’endroit où il était caché et de venir se jeter à ses pieds en s’écriant :
– Pour l’amour du ciel ! jeune fille, aime-moi une heure, et prends ma vie en échange de cette heure d’amour !...
Heureusement ou malheureusement pour lui, car nous n’avons pas pesé les avantages ou les inconvénients qu’il aurait eus à suivre cette pensée soudaine, la jeune fille se retourna du côté de la porte en disant ou plutôt en bégayant :
– Oh ! cher bien-aimé de mon cœur, est-ce que tu ne vas pas venir ?
Cette exclamation et cette vue rendirent au prince toute sa colère, et Mlle de Saint-André lui parut de nouveau la créature la plus haïssable de la terre.
Elle s’en alla vers la plus proche fenêtre, tira les épais rideaux, essaya d’ouvrir la lourde croisée, et, comme ses mains délicates et allongées manquaient de force pour une pareille besogne, elle se contenta d’appuyer sa tête sur la riche glace.
La sensation de fraîcheur communiquée à son front lui fit rouvrir ses yeux chargés de langueur ; ils demeurèrent un instant vagues et aveuglés ; puis, peu à peu, ils commencèrent à distinguer les objets, et finirent par s’arrêter sur un homme immobile, enveloppé d’un manteau et se tenant debout, à la distance d’un jet de pierre du Louvre.
La vue de cet homme fit sourire Mlle de Saint-André, et nul doute que, si le prince eût vu ce sourire, il eût deviné la méchante pensée qui l’avait fait naître.
D’ailleurs, s’il eût été assez près pour voir ce sourire, il eût été aussi assez près pour entendre ces mots, qui glissèrent, avec l’accent du triomphe, entre les lèvres de la jeune fille ?
– C’est lui !
Puis, avec un indéfinissable accent d’ironie :
– Promenez-vous, cher monsieur de Condé, ajouta-t-elle ; je vous souhaite bien du plaisir dans votre promenade.
Il était évident que Mlle de Saint-André prenait l’homme au manteau pour le prince de Condé.
Et cette erreur était toute naturelle.
Mlle de Saint-André savait parfaitement les visites que le prince faisait tous les soirs incognito sous ses fenêtres, depuis trois mois ; mais Mlle de Saint-André s’était bien gardée d’en parler au prince ; car, dire qu’on s’en était aperçu, c’était avouer que, depuis trois mois, on était occupée tout bas d’une pensée qu’au contraire on reniait hautement.
C’était donc le prince que Mlle de Saint-André croyait voir au bord de la rivière.
Or, la vue du prince se promenant au bord de la rivière, quand elle tremblait de le rencontrer dans le Louvre, était la vue la plus rassurante que la lune, cette pâle et mélancolique amie des amoureux, pût lui découvrir.
Maintenant, à nos lecteurs qui savent parfaitement que le prince, n’étant pas pourvu du don d’ubiquité, ne pouvait être à la fois dedans et dehors, sous le lit et au bord de la rivière, hâtons-nous de dire quel était cet homme enveloppé d’un manteau, que Mlle de Saint-André prenait pour le prince et qu’elle supposait grelottant sur la berge.
Cet homme, c’était notre huguenot de la veille, notre Écossais Robert Stuart, lequel, au lieu de la réponse qu’il attendait à sa lettre, avait appris que messieurs du parlement avaient, pendant la journée, mis tout en œuvre pour que le supplice d’Anne Dubourg eût lieu le lendemain ou le surlendemain ; c’était Robert Stuart, résolu à risquer une seconde tentative.
Ce fut en vertu de cette résolution que, au moment même où ce méchant sourire s’épanouissait sur les lèvres de la jeune fille, elle vit l’homme de la berge tirer son bras de son manteau, faire un geste qu’elle prit pour un geste de menace, et s’éloigner à grands pas.
En même temps, elle entendit un bruit pareil à celui de la veille, c’est-à-dire celui d’une vitre volant en éclats.
– Ah ! s’écria-t-elle, ce n’était pas lui.
Et les roses de son sourire disparurent immédiatement sous les violettes de la peau.
Oh ! cette fois, elle frissonna bien réellement, non plus de plaisir, mais d’effroi ; et, laissant retomber le rideau de la fenêtre, elle revint, chancelante et pâle, s’appuyer au dossier du canapé, sur lequel, quelques minutes auparavant, elle gisait si languissamment étendue.
Comme la veille, on avait brisé la vitre d’une des fenêtres de l’appartement du maréchal de Saint-André.
Seulement, cette fois, c’était une des fenêtres en retour du côté de la Seine ; mais cette fenêtre appartenait toujours à l’appartement de son père.
Si, comme la veille, le maréchal, encore debout ou déjà couché, mais réveillé en sursaut, allait frapper à la porte de la chambre de sa fille et ne recevait pas de réponse, qu’allait-il arriver ?
Elle était là, craintive, tremblante, à moitié évanouie, au grand étonnement du prince, qui avait vu, sans pouvoir en deviner la cause, le changement subit qui s’était opéré sur le visage de la jeune fille, dans cet état de prostration où tout ce qui peut arriver est préférable à ce qui est, quand la porte s’ouvrit et que Lanoue entra précipitamment.
Elle avait le visage presque aussi décomposé que l’était celui de la jeune fille.
– Oh ! Lanoue, dit-elle, sais-tu ce qui vient d’arriver ?
– Non, mademoiselle, répondit l’entremetteuse ; mais il faut que ce soit quelque chose de bien terrible, car vous êtes pâle comme une morte.
– Bien terrible, en effet, et il faut que tu me reconduises à l’instant même chez mon père.
– Et pourquoi cela, mademoiselle ?
– Tu sais ce qui est arrivé hier, à minuit ?
– Mademoiselle veut parler de la pierre à laquelle était attaché un papier qui menaçait le roi ?
– Oui... Eh bien ! même chose vient d’arriver, Lanoue ; un homme, le même sans doute, que je prenais pour le prince de Condé, vient, comme hier, de jeter une pierre et de briser la vitre d’une des fenêtres du maréchal.
– Et vous avez peur ?
– J’ai peur, comprends-tu, Lanoue, j’ai peur que mon père ne vienne frapper à ma porte, et que, soit défiance, soit inquiétude, ne m’entendant point répondre, il n’ouvre ma porte et ne trouve la chambre vide.
– Oh ! si c’est cela que vous craignez, mademoiselle, dit Lanoue, rassurez-vous.
– Pourquoi ?
– Votre père est chez la reine Catherine.
– Chez la reine, à une heure du matin ?
– Ah ! mademoiselle, il est arrivé un grave accident.
– Lequel ?
– Leurs Majestés sont allées à la chasse aujourd’hui.
– Eh bien ?
– Eh bien ! mademoiselle, le cheval de la petite reine (c’était ainsi que l’on appelait Marie Stuart), le cheval de la petite reine a buté, Sa Majesté est tombée, et, comme elle est enceinte de trois mois, on a peur qu’elle ne se soit blessée.
– Ah ! bon Dieu !
– De sorte que toute la Cour est sur pied.
– Je crois bien.
– Que toutes les filles d’honneur sont dans les antichambres ou chez la reine mère.
– Et tu ne venais pas m’avertir, Lanoue ?
– J’ai appris la nouvelle à l’instant même, mademoiselle, et je n’ai pris que le temps de courir m’assurer de la vérité.
– Alors, tu l’as vu ?
– Qui ?
– Lui.
– Sans doute.
– Eh bien ?
– Eh bien ! mademoiselle, c’est partie remise ; vous comprenez bien qu’en un pareil moment il ne peut s’absenter.
– Et remise à quand ?
– À demain.
– Où ?
– Ici.
– À la même heure ?
– À la même heure.
– Alors, viens-t’en vite, Lanoue.
– Me voici, mademoiselle ; laissez-moi seulement éteindre les bougies.
– En vérité, s’écria la jeune fille, c’est à croire qu’il y a un mauvais génie déchaîné contre nous.
– Bon ! dit Lanoue en soufflant sa dernière bougie, au contraire.
– Comment, au contraire ? demanda du corridor Mlle de Saint-André.
– Certainement ; voilà un accident qui va vous donner de la liberté.
Et elle sortit sur les pas de Mlle de Saint-André, pas dont le bruit se perdit bientôt, ainsi que celui des pas de sa compagne, dans les profondeurs du corridor.
– À demain donc ! dit à son tour le prince sortant de sa retraite et franchissant le balustre, aussi ignorant du nom de son rival qu’il l’était la veille. À demain, à après-demain, à tous les jours, s’il le faut ; mais, par l’âme de mon père ! j’irai jusqu’au bout.
Et il sortit, lui aussi, de la chambre des Métamorphoses, suivit le côté du corridor opposé à celui qu’avaient suivi Mlle de Saint-André et Lanoue, traversa la cour et gagna la porte de la rue, sans que personne, au milieu de la confusion que les deux incidents mentionnés par nous ci-dessus venaient de jeter dans le Louvre, songeât à lui demander ni où il allait, ni d’où il venait.